Joyeux Noël, Jeanne

Joyeux Noël, Jeanne

Nouvelle

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Ce que Jeanne voulait, par-dessus tout, c’était trouver un peu de compréhension, de tolérance ou pourquoi pas de respect dans le cadeau que Noël daignerait déposer au pied du sapin ce soir.

Avec toute l’audace qu’elle avait en magasin elle osait même espérer, que pour cette année, juste cette année, elle aurait droit à un peu d’amour, joliment emballé dans un paquet doré, un ruban frisottant fièrement posé au centre, son prénom calligraphié en lettres élégantes négligemment posé sur une petite étiquette : Jeanne. 

Elle secouerait la boite avant de l’ouvrir, doucement pour ne surtout pas risquer d’abimer le contenu, savourant cet instant, ce petit bonheur que les autres Jeanne à travers le monde avaient sûrement le droit de vivre. Elle ouvrirait délicatement le paquet et un nuage de Tendresse s’en échapperait, planerait quelques instants, s’enroulerait autour d’elle comme une écharpe chaude et soyeuse et s’élèverait, léger comme l’air, pour laisser la place à l’Amour reposant sur un coussin de satin. Elle le prendrait délicatement au creux de ses mains, le réchaufferait d’un regard et Noël l’attacherait avec douceur autour de son cou. 

Jeanne ouvrit les yeux. Son esprit s’échappait souvent et le retour au réel devenait de plus en plus insoutenable. La réalité reprenait ses droits brutalement, sans lui demander son avis et sans la ménager.

Elle avait achevé la décoration du sapin dans l’après-midi, l’étoile attendait l’arrivée de Noël. Il ne tolérait pas que quelqu’un d’autre la plante sur la plus haute branche. C’était son privilège, pas question de déroger à la règle. 

Les règles…toute la vie de Jeanne tournait autour de ces maudites règles. Le dîner à 19H15 tapante, la maison propre et impeccablement rangée quand il rentrait du travail, toutes les dépenses justifiées au centime près… Tout avait une place bien précise dans cette maison. Le sapin y compris. Jeanne y compris.

Elle s’assura qu’elle n’avait rien oublié, rien qui le ferait sortir de ses gonds comme le vendredi précédent lorsqu’elle s’était attardée au supermarché et qu’elle était revenue plus tard que prévu et sans sa marque de whisky préférée.

Invoquer la rupture de stock aurait sans doute suffit à le calmer mais son retard avait déclenché le chaos et les marques disséminées sur son corps le lui rappelaient chaque jour.

 Par bonheur, l’entreprise de transport que dirigeait Noël lui prenait un temps considérable ces dernières semaines. Le mois de décembre apportait à Jeanne une relative tranquillité, les camions rouges de son mari sillonnaient le pays, apportant bonheur et joie. Que n’aurait-elle donné pour qu’un de ces bahuts se renverse sur lui, le réduisant en miette, le rouge de son sang se mêlant à celui de ses chers camions qu’il chérissait bien plus qu’elle. Que n’aurait-elle donné pour être au volant d’un ces mastodontes carmins et jouir du bruit que ses os feraient quand les roues monstrueuses lui pulvériseraient le corps à chaque passage, réduisant en un tas de chair pourpre chaque centimètre de ce corps haï.

Jeanne ouvrit les yeux. La réalité crue la gifla plus fort que Noël aurait pu le faire. Sa vie la rattrapa en une fraction de seconde. Accroupie au pied de ce sapin qui n’avait aucun sens, son regard s’attarda sur cette jolie maison où rien ne lui appartenait. Son mari se plaisait à le lui rappeler : elle avait tout cela grâce au fruit de son labeur, elle n’était rien, elle ne valait rien. 

Il allait rentrer d’un instant à l’autre et Jeanne se pressa de tout remettre en place. Le dîner mijotait dans la cuisine, la table était mise. Elle avait revêtu sa robe bordeaux. Elle la détestait mais Noël lui avait ordonné de la porter ce soir et c’était un bien piètre sacrifice qui lui éviterait sans doute quelques mauvais coups. Elle jeta un œil dans le miroir de l’entrée pour vérifier sa tenue, remis une mèche de cheveux en place et s’assit sagement sur la chaise du couloir, là où elle devait l’attendre chaque soir pour l’accueillir, lui retirer sa veste ou son pardessus selon les saisons, lui prendre sa mallette et la ranger dans le placard, en bas à droite, toujours. Là, seulement, il daignait lui déposer un baiser sur le haut de son front, à la naissance des cheveux. Sa barbe, teintée de blanc maintenant, lui effleurait le nez et lui donnait systématiquement envie d’éternuer. Elle se dirigeait alors vers le bar, lui servait son whisky, y ajoutait un glaçon, toujours.

Il s’asseyait dans son fauteuil favori près de la cheminée pendant qu’elle préparait le repas. Pas un mot avant, jamais.

Elle servait le repas, ils se mettaient à table, toujours sans un mot. Ce n’était pas à Jeanne d’entamer la conversation. Le dîner était muet la plupart du temps. Seul le tintement des couverts meublait le silence. Noël mangeait bruyamment, ses bruits de mastication dégouttaient Jeanne au plus haut point et elle rêvait souvent qu’il s’écroule soudain, étouffé par une arête de poisson, ou par une crise cardiaque foudroyante. Il avait pris de l’embonpoint ces dernières années et n’était plus de la première jeunesse…

 Jeanne ouvrit les yeux. La sonnerie du téléphone la ramena brutalement à la réalité. Il était tard, Noël avait plus d’une demi-heure de retard, le dîner serait sûrement trop cuit. Paniquée, elle courut vers la cuisine, imaginant déjà la fureur déclenchée par un réveillon raté à cause de sa négligence. C’était sans doute Noël qui appelait, elle devait répondre.

Le four éteint, elle se précipita vers le téléphone et elle décrocha, hors d’haleine, la voix tremblante, le cœur prêt à imploser. Une voix inconnue…

-Madame Père ?

Elle acquiesça dans un souffle.

-Gendarmerie de Saint-Nicolas. Je suis désolé Madame…Un accident a eu lieu, j’ai une très mauvaise nouvelle….

Le cœur de Jeanne s’arrêta. Puis repartit, plus doucement, comme apaisé. Un sourire transforma son visage tandis que l’homme parlait à l’autre bout du fil.

Elle raccrocha doucement.

Dans le salon, le sapin clignotait.

Elle prit l’étoile et la planta sur la plus haute branche.

24/12/2014