Appartement avec vue

 

 

Longtemps, je me suis couchée de bonne heure.

Non pas que j’aimais particulièrement ça , le but étant surtout de pouvoir me lever tôt pour entendre les gémissements des tourterelles et les sifflements des merles au printemps, les bruissements des feuilles tombant des arbres à l’automne ou le crissement des pas matinaux sur la neige fraîchement tombée en hiver. J’aimais ces instants empruntés  que je rendais à regret dès que les premiers sons de moteurs ou de voix humaines venaient les polluer. Alors, je refermais ma fenêtre, attendant la prochaine aube comme une femme son amant.

Depuis que le moment de ma retraite a sonné, les années ne me laissent aucun répit. Le temps a tendance à prendre plus de valeur quand on sait qu’il nous est compté et les vieux dorment moins, non pas par un quelconque effet scientifiquement expliqué mais tout simplement parce qu’ils savent que les heures d’éveil sont plus importantes et plus précieuses.

J’ai donc radicalement changé mon mode de vie et je peux à loisir regarder mes émissions favorites le soir et jouir de mes plaisirs matinaux en toute quiétude.  Aux charmes des tourterelles et des merles, s’est ajouté celui de mes voisins. Ces derniers ont pris un intérêt à mes yeux qui dépasse largement  celui de ces stupides volatiles et observer la nature humaine a revêtu un caractère autrement plus passionnant que mère nature elle-même. La perte de ma vie sociale a développé en moi une inclination envers celle des autres et je me surprends à prendre mon poste d’observation à toutes heures de la journée et de la nuit, délaissant un programme télé ennuyeux.

Madame Humbert trompe son mari avec le jeune adjoint au maire qui doit avoir 20 ans de moins qu’elle. Il gare sa voiture au bout de la rue des cerisiers deux fois par semaine et fait le restant du chemin à pied pour plus de discrétion. Auparavant, elle se tapait le fils aîné des Gérard jusqu’à ce qu’il se trouve une petite amie de son âge. Affligeant quand on pense que ces gamins pourraient être les siens. La lettre que j’ai postée hier devrait remettre les choses à leur place et Madame Humbert dans le droit chemin. Si le courrier est distribué correctement, son mari devrait la recevoir au bureau dans la matinée.

Le fils Moreau, celui qui doit avoir 12 ans, mettait régulièrement le feu aux poubelles de la rue jusqu’à ce que je mette un mot dans la boîte aux lettres de ses parents. Depuis, on ne le voit plus traîner avec désœuvrement. Cette graine de tueur en série est en pension dans une école catholique.

La petite Leroy fume des cigarettes en cachette dès qu’elle sort de chez elle. Elle doit avoir à peine 15 ans et ose embrasser les garçons à bouche que veux-tu. Je l’ai vue la semaine dernière qui tortillait des fesses comme une petite traînée. J’ai pris quelques photos, elles n’attendent  plus qu’à être envoyées à ses géniteurs inconscients.

Celle qui me fait de la peine, c’est la jolie  Jeanne Père. Elle rase les murs dès que son barbu de mari rentre. Il la bat comme plâtre, surtout à la période des fêtes où son travail doit le stresser plus qu’à l’accoutumé. J’hésite depuis longtemps sur la meilleure manière d’agir mais je ne vois pas en quoi je pourrais lui être utile. A part prévenir les autorités mais ça, je m’y refuse. J’ai mes limites tout de même.

Et puis il y a cette jeune femme qui s’est installée au premier étage de mon immeuble. Elle vit seule dans un petit studio et l’immeuble en L me permet d’avoir une vue panoramique sur son appartement depuis ma cuisine.  C’est une des nouvelles caissières du petit Super M où je fais mes quelques courses. Je l’ai reconnue car elle  m’agace à toujours faire une mine de déterrée quand je lui tends mes coupons de réduction, comme si elle avait autre chose à faire de plus important que son travail. Elle s’apercevra plus vite qu’elle ne le pense que les retraités comme moi n’ont plus que les yeux pour pleurer, ou pour voir quand ils le peuvent.

J’ignore son nom, elle ne l’a pas mis sur sa boite aux lettres mais elle se fagote comme l’as de pique avec des vêtements au moins deux tailles au-dessus de la sienne, comme si elle voulait camoufler son corps. Quand elle marche, elle regarde le sol. On dirait une orpheline sortie tout droit d’un foyer pour jeunes délinquants. Elle ne m’inspire guère confiance. Tout cela cache forcément quelque chose. Alors j’ai décidé de la surveiller en priorité, laissant de côté les femmes adultères et les adolescents pré-pubères en mal de reconnaissance.

Je la suis depuis quelques jours. Elle ne fait pas attention à moi, son nez collé au bitume l’empêche de voir tout ce qui l’entoure. Elle trimballe un caddie similaire au mien toujours rempli à ras bord de bidons d’essence et de journaux. Je ne sais pas ce qu’elle mijote mais son petit manège m’intrigue. Curieusement, quand elle arrive en bas de l’immeuble, je la sens hésitante comme si elle ne voulait pas rentrer chez elle.  Elle regarde autour d’elle telle une criminelle en planque, son regard  s’attardant à peine sur la vieille femme que je suis, assise sur mon banc et jetant des graines aux tourterelles et aux merles. Je suis certaine qu’elle a quelque chose à cacher et je n’arrive pas à découvrir ce que c’est. Quand elle croise les colocataires du troisième, elle les fixe d’un air provocant et puis l’instant d’après, elle baisse le regard, presque rougissante, l’air sournois. Je crois que c’est une petite allumeuse qui n’a guère les atouts d’une séductrice et qu’elle tente vainement de les attirer dans ses filets. Sirène de pacotille.

Je commence à douter du bien fondé de ma filature.  Cette fille n’a aucun intérêt et a la personnalité d’une truite qui remonte le courant sans savoir pourquoi. Elle continue à rapporter tout un tas de magazines chez elle mais ses rideaux sont toujours fermés et, même avec mes jumelles, je n’arrive pas à comprendre ce qu’elle en fait.

Je devrais peut-être laisser tomber et m’inquiéter de ce que deviennent les Humbert. Avec tout cela, je ne sais même pas si ma petite missive a fait son office mais cette jeune idiote occupe toutes mes pensées. J’en oublie mes rendez-vous, l’ophtalmologue m’attend encore. Si c’est pour me dire que mes glaucomes sont toujours là, je suis au courant. Inutile que je donne mon argent à cet abruti.

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Il est 3 heures du matin et le sommeil ne m’a pas trouvée. Sans allumer la lumière, je me dirige à tâtons vers ma petite cuisine et mon poste d’observation. A cette heure de la nuit, les rues sont désertes et les tourterelles n’ont pas encore débuté leur mélopée monotone. Dans l’immeuble, le premier étage est allumé, j’aperçois une lueur derrière les rideaux et je vois une ombre faire des va-et-vient. J’attrape mes jumelles pour voir ce qui se mijote mais tout est trouble et j’ai beau tenter de les régler, rien n’y fait. Des tâches noires dansent devant mes yeux et l’ombre que j’apercevais encore il y a quelques minutes n’est maintenant plus qu’un fantôme de silhouette. Ma vision se rétrécit et devient un tunnel étroit et je sens la panique monter comme la marée du siècle.

Le corps moite de sueur aigre, je cherche l’interrupteur. La lumière arrangera tout. Mais le résultat est pire car ce que j’espérais être l’effet de l’obscurité confirme mes craintes et le diagnostic de ce crétin d’ophtalmologue. Je sais ce qui m’arrive, je connais les symptômes.  La cécité. Je deviens aveugle ! Pas maintenant. Pas tout de suite alors qu’il me reste tant de choses à faire, tant de choses à vivre ! Une odeur de fumée ajoute à ma terreur. Je ne comprends pas d’où cela peut venir. Il doit y avoir le feu quelque part mais je ne peux voir d’où vient le danger, le tunnel se rétrécit à chaque seconde.

J’ai perdu tous mes repères, je cherche mon téléphone mais impossible de me souvenir où il est. Je dois appeler les secours avant que le feu ne se propage. J’entends déjà des cris qui s’échappent de l’immeuble mais aussi un rire aigu et dément qui me terrifie plus que tout. Une explosion, des sirènes puis tout passe au noir le plus total.

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Le temps semble s’étirer à l’infini dans cette maison de retraite. Les activités d’une vieille aveugle ne sont pas pléthore et personne ne m’écrit, ce qui serait idiot puisque je ne peux plus lire. Un an que je suis ici depuis l’incendie et tous ces morts mais j’ai survécu… et j’ai appris pas mal de choses sur mes voisins de chambre en tendant l’oreille. La mère Buisson triche au Scrabble et le vieux Bertin s’oublie volontairement dans son caleçon pour que l’aide-soignante le nettoie. Misérables plaisirs.

J’ai commencé à apprendre le braille, au cas où… Et je me couche de bonne heure pour pouvoir entendre les tourterelles et les merles à l’aurore.

Nathalie, 21/08/2015