Cavale

On parle de moi dans la presse.

Ce n’est pas que je sois plus célèbre qu’un chanteur à la mode mais les types dans mon genre ont toujours été à la page. Il y a une sorte d’admiration ou de fascination dans les yeux du citoyen moyen pour les mecs qui ne respectent pas les codes. De l’envie peut-être. Un désir d’aventure, de danger qui excite. C’est sûrement ça oui… L’excitation. Celle qui donne une poussée d’adrénaline, celle qui fait vibrer bobonne et qui lui fait écarter les cuisses et jouir en criant plus souvent que le premier samedi du mois. Ça le fait bander dur le mec lambda qui part au bureau ou à l’atelier tous les jours à la même heure. Ça lui donne une virilité qu’il a perdue dans les méandres des plis de son ventre et de sa misérable vie qui l’empêchent d’apercevoir sa queue rabougrie. Ça lui donne envie de baiser comme jamais il n’a osé le faire. L’espace d’un instant, simplement en s’imaginant être à ma place.

Le problème, c’est que ma place, il n’y a que moi pour en apprécier sa juste valeur.

Moi aussi, au début, je bandais sec quand je suis rentré dans le circuit. De petits vols à la tire aux ouvertures de bagnoles, je me faisais la main et je ne rêvais que d’une chose, c’était intégrer le « milieu », en faire partie. Être différent. Ne pas rentrer dans la petite vie banale et triste à mourir à laquelle mes parents me destinaient. Mon vieux me fantasmait expert-comptable, lui qui se levait chaque matin pour aller trimer dans son garage et revenir les mains noires de graisse et de cambouis. Il s’imaginait que ce métier ça assurait un avenir doré et que savoir compter équivalait à ne pas connaître la carte du Pôle emploi. Il en est mort du crabe à soixante ans, sans même connaître le paradis qu’il s’imaginait à pêcher la truite au bord d’un étang ou à faire son tiercé sur le coin de la table de la cuisine. Ma mère, quant à elle, lui a survécu neuf ans, dont sept à se voir donner à manger à la petite cuillère et à se faire changer ses couches à cause d’une saloperie d’œdème au cerveau qui l’avait transformée en légume. Putain de vie dont je ne voulais pas. Quitte à mourir tôt, autant avoir une vie qui en valait la peine.

 

Je me suis battu pour sortir du cercle. J’ai trimé plus dur que la moyenne. Je l’ai passé mon diplôme de comptable mais ce n’était pas pour l’image d’Épinal que mon père en avait. Je savais que savoir compter allait compter. Je pensais que mes études allaient me donner une carte d’entrée pour intégrer les réseaux. Ça sert un mec qui sait trafiquer un bilan.

Au lieu de ça, je me suis laissé embarquer dans le braquage d’une pharmacie avec une bande de skins qui avait bien voulu de moi. Les flics nous ont trouvé vingt-quatre heures plus tard, nos gueules apparaissaient nettes et sans bavures sur des caméras de surveillance. J’avais dû trop regarder les films à la télé, je m’étais cru invincible.

Je ne l’étais pas, j’ai pris dix-huit mois dont six avec sursis.

Au début, on est fier comme un coq avant qu’il s’aperçoive qu’on lui a coupé les couilles. La prison c’est comme une récompense pour celui qui joue au gendarme et au voleur. Une victoire au palmarès de la connerie. Les premiers temps, on se prend pour un dur. A la fin, on se prend pour ce qu’on est: un connard qui s’est fait prendre. J’ai passé un an à surveiller mon cul dans les douches et à me faire des connaissances pour apprendre les ficelles d’un métier que je pensais être une vocation.

 

Le jour de ma sortie, mon père était déjà mort et ma mère, inconsciente de la larve qui couvait dans sa tête, m’attendait comme un messie convoité par un peuple entier de croyants. Elle n’avait plus que moi, et moi j’avais vingt-trois ans et des projets dont elle ne faisait pas partie.

A peine revenu dans le giron maternel que je passais déjà quelques coups de fil pour annoncer mon retour sur le marché. Serge, mon voisin de cellule, un idéaliste, fils d’immigrés portugais et rêvant de mafia à l’ancienne m’avait rencardé sur une bande qui œuvrait dans la région. Ça ne volait pas très haut et ça cassait plutôt des maisons de bourgeois partis en vacances, mais en attendant ça ferait l’affaire et il fallait bien que je me réinsère comme disait mon conseiller pénitentiaire. Je ne perdais pas de temps, il ne fallait pas perdre la main dans le métier.

C’est comme ça que deux semaines à peine après ma sortie, je faisais croire à ma veuve de mère que j’avais trouvé un job de pompiste de nuit. Ça faisait un peu cliché mais elle y croyait la pauvre femme. Ou bien elle se voilait la face, refusant d’imaginer un seul instant que son unique enfant soit aussi con.

Il l’était. A forcer des portes de villas avec une bande de romanos qui n’avaient à perdre que leur dignité, j’ai fini par me faire défoncer les mollets par un rottweiler trop sûr de lui. L’enquête de police a été rapide. Mes états de service, conjugués à mon sursis et multipliés par la mâchoire qui me tatouait la jambe me menèrent aussi sec en garde à vue. J’avais voulu jouer les héros, j’avais voulu surtout m’éviter des emmerdes avec les familles gitanes alors j’avais joué l’omerta et j’avais prétendu avoir fait le coup tout seul. Ça peut être naïf un flic et parce que j’avais menti, l’interrogatoire s »était transformé en simple formalité. Tout était signé, emballé et pesé.

J’ai écopé de cinq ans ferme. Faut pas déconner avec la récidive.

 

Ma nouvelle résidence était moins confortable que la précédente. Je me retrouvais dans une prison surpeuplée, affublé de compagnons de promotion disparates qui, pour la plupart, me ressemblaient dans ce qu’ils avaient de plus intime: une envie d’autre chose, une volonté de ne pas faire partie d’un monde qui n’était pas dessiné de leurs mains. Certains savaient à peine lire alors imaginer qu’ils pouvaient façonner un univers à leur image relevait de l’utopie. Quand on avait affaire aux plus coriaces d’entre eux, mieux valait ne pas détruire leurs idéaux si on tenait à rester à peu près valide jusqu’à la fin de sa peine.

J’étais peut-être un peu plus intelligent que la moyenne d’entre eux, ou bien un peu plus malin, modestie oblige, mais je décidais de me tenir à carreau cette fois-ci, histoire de sortir avec une mention de bonne conduite. On ne sait jamais ce que réserve l’avenir. J’avais cinq longues années à cohabiter avec des mecs de tous horizons. J’allais devoir la jouer serrée et me créer un réseau.

Le temps est subjectif. Il peut s’allonger comme un élastique infini ou bien se consumer aussi vite qu’une allumette enflammée. On peut faire tout un tas de choses en cinq ans. Se marier, faire des gosses, construire une maison. Faire le tour du monde, pourquoi pas. Vivre ou mourir.

Mes cinq ans à moi me semblèrent aussi longs qu’une vie entière. Ils étaient faits de rituels immuables qui rendaient chaque jour identique au précédent. Se lever, se laver, manger, pisser, travailler, faire du sport, glander, chier, dormir. Mille-huit-cent-vingt-cinq jours qui se suivaient et se ressemblaient. Hormis quelques incidents de temps à autre, quelques bagarres entre détenus qui cassaient un peu la monotonie de la vie carcérale, rien ne différenciait aujourd’hui de hier ou de demain. Rien si ce n’était la date de sortie qui se faisait plus proche de semaine en semaine et de mois en mois. De là à penser que la prison pouvait bien ressembler à une vie banale au dehors et à ses jours routiniers qui rapprochent inéluctablement de la fin, il n’y avait qu’un pas.

 

Un an après mon arrestation, le cerveau de ma mère se mit aux abonnés absents. Trop d’épreuves, trop de solitude, trop de pression. Trop de tout. Et pas assez de paix. Comme si elle avait éteint ce qui lui était douloureux et qu’elle refusait d’être témoin de l’avenir que son abruti de fils unique se réservait. Trop de déception. Elle avait inconsciemment appuyé sur l’interrupteur et je lui enviais presque cet univers dans lequel elle s’était à présent réfugiée.

Je découvrais la solitude. Plus personne ne venait me visiter hormis quelques types des associations de soutien aux détenus. Je pensais aux femmes. A celles que j’avais eues et aux autres. Il m’arrivait de fantasmer sur les filles des calendriers qu’on voyait à poil dans quasiment toutes les cellules. Je rêvais de baise violente et d’érection qui résistait des heures mais je savais bien que mon premier retour à une vie sexuelle durerait moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. La privation mène à l’excès, l’excès ne mène pas à la sagesse contrairement à ce que prétendait William Blake. On s’instruit en tôle à défaut de pouvoir faire autre chose, on essaie de caser le peu de belles phrases qu’on a retenues.

Ainsi passèrent cinq ans de ma vie et lorsque l’échéance tant attendue se fit si proche que je pouvais en voir la date entourée sur le calendrier de mon mur, je ressentis cette angoisse que chaque détenu ressent avant sa libération : Que faire? Où aller? Que devenir?

Je n’avais pas eu droit aux formations habituelles qui étaient réservées aux prisonniers sans qualifications. J’avais un niveau plus élevé que la majorité d’entre eux et je devais donc me débrouiller, dès ma sortie, pour trouver un job de comptable malgré toutes ces années qui faisaient de moi un has been en la matière. Il n’y a qu’au cinéma qu’un petit comptable peut devenir le protégé du directeur de prison et savoir fabriquer des savons cinq jours par semaine ne risquait pas de faire baver les recruteurs devant mon cv.

Voilà où j’en étais. J’avais vingt-huit ans dont six ans de cabane à mon actif. Presque un quart de ma vie. Un constat que des millions de taulards se sont un jour fait si tant est qu’ils aient été capables de réfléchir.

 

Le jour de ma sortie, je me suis retrouvé comme un con désœuvré devant le portail de la prison. Personne ne m’attendait. Pas d’amis, pas de femme. Juste mon sac à dos rempli de mes maigres affaires et un peu de pognon refilé par l’administration, histoire de se donner bonne conscience en me relâchant dans la nature. J’avais de quoi voir venir un petit mois si je me payais l’hôtel. Un peu plus si j’allais squatter dans l’appartement de mes parents, inoccupé depuis des années. Je décidais rapidement, j’avais besoin de me retrouver dans un endroit familier. Je montais dans le premier bus et je pris le premier train que je pu trouver.

Je préfère ne pas trop m’attarder sur cette sale impression d’être un étranger chez soi. La ville me semblait être la même, je pense que c’est moi qui avais changé. Je voyais les choses d’un œil différent parce que j’étais un homme différent. Même les couleurs me paraissaient plus contrastées, les choses prenaient plus de relief, comme si tout allait m’engloutir. Je n’osais imaginer ce qu’on pouvait ressentir après une peine plus longue que la mienne. Comment un type sorti au bout de vingt ans pouvait-il supporter un tel choc? J’avais le cœur et l’estomac en mode toupie. J’avais la trouille et la révélation malodorante que la prison ne pouvait pas réinsérer puisqu’elle ne préparait pas ses locataires à recouvrer la liberté. La prison ne faisait que rendre dépendant d’elle et de la sécurité relative de ses murs. Elle vous rendait accro aussi sûrement qu’une drogue dure malgré ses dangers. Paradoxe de l’attirance et de la fuite. Une fraction de seconde, j’ai eu l’envie de faire demi-tour et d’y retourner. De faire la première connerie venue et de me faire embarquer. Et puis, je me mis à penser à toutes ces choses que j’allais pouvoir faire. De tous ces interdits simples qui ne l’étaient plus: boire une bière à la terrasse d’un café en regardant passer les filles, dormir tout mon saoul sans entendre ni ronflements, ni cris. Faire ce que je veux, quand je veux.

Et c’est ce que je fis. Du moins, pendant quelques mois. Je dormais dans ma chambre d’ado, je buvais des bières jusqu’à plus soif, je mangeais à des horaires de bourgeois et je réussis même à voir une fille pendant quelques semaines jusqu’à ce qu’elle me largue pour un ex-taulard plus dangereux que moi. J’avais peu, voire pas d’activités et je commençais sérieusement à me demander ce que j’allais faire de ma vie et quel côté de la barrière j’allais choisir.

 

J’allais voir ma mère une fois par semaine. Ou plutôt, j’allais voir le corps de ma mère car il ne restait plus rien de la femme qu’elle était. Son regard n’était que néant et il ne lui restait que ses fonctions vitales pour prouver qu’il y avait de la vie à l’intérieur de ces quelques kilos de chair. Je lui faisais un peu la conversation mais je me sentais ridicule et très mal à l’aise pendant ces monologues et j’écourtais mes visites autant que la décence et les conventions me le permettaient. Lui donner à manger m’était intolérable alors je me débrouillais pour ne jamais y être aux heures de repas. Les aides-soignantes s’imaginaient que donner la petite cuillère à un de ses parents relevaient du naturel mais pour ma part, inverser ce rôle qu’elle avait joué durant tant d’années était au-dessus de mes forces. Alors j’esquivais au mieux, j’assumais ma lâcheté et je lui demandais pardon quand je la voyais. Je me demande encore aujourd’hui si elle m’entendait et si elle comprenait.

C’est lors d’une de ces visites que je pris une des rares décisions un tant soit peu intelligente de ma vie. Le cœur plein d’amertume et à mon corps défendant, je décidais de chercher un emploi histoire de voir si j’étais plus doué pour une vie normale, histoire de me donner un challenge contre nature, histoire de faire un peu honneur à mes parents peut être…

C’est comme ça que je me retrouvais télévendeur pour un opérateur en téléphonie. Je passais huit heures par jour à tenter de vendre des abonnements illimités à des chômeurs, des retraités ou des mères de famille. Le comble, c’est que ça marchait. Je détestais ce boulot, je détestais me lever le matin, mes collègues m’indifféraient mais j’étais persuasif et mes résultats s’en ressentaient. Je vivotais avec un SMIC mais sans loyer à payer je m’en sortais. Je pouvais même me permettre de temps à autre d’emmener une fille au resto histoire de pouvoir la baiser après. Je ne m’attachais pas, je n’y arrivais pas, comme s’il me manquait quelque chose pour faire développer des sentiments profonds. Des connaissances mais pas d’amis. Des filles de passage mais pas de relation stable.

Au bout d’un an, grâce à mes résultats et à un départ à la retraite, on me proposa un poste à la comptabilité. Mon père, où qu’il soit, devait en être le premier étonné. J’étais le second. Je réalisais que finalement, une vie «normale» était à ma portée.

Ainsi passèrent dix ans sans que je le réalise vraiment. J’étais rentré dans le moule que mes parents avaient souhaité pour moi. Ma mère avait rejoint mon père, je monologuais sur une tombe à présent et curieusement je trouvais ça naturel. Comme quoi il est parfois plus facile de parler aux morts qu’aux vivants. J’étais seul mais j’aimais ça. Ça roulait plutôt bien pour moi. Je n’avais qu’un problème, un seul… Je m’ennuyais comme un gosse qu’on force à aller à la messe du dimanche matin. Je me faisais chier comme une truite dans le tiroir d’une commode. Je me morfondais comme un vieux Playmobil cassé et oublié au fond d’une malle.

C’est l’ennui qui m’a fait replonger.

 

Ça s’est passé un dimanche matin. Je prenais un café à la terrasse de mon bar habituel. Je pensais à mon père et son tiercé, à mon boulot abrutissant, à rien parfois quand un mec s’est arrêté devant moi en m’appelant par mon prénom.

Quand on a fait de la tôle, on n’oublie pas certains visages. Encore moins ses compagnons de cellule. Je n’avais pas vu Serge depuis ma première année de cabane mais plus de quinze après, sa soudaine apparition me rappela tout dans le moindre détail. Cet enfoiré avait l’air de s’en être bien sorti. Ses fringues puaient les boutiques où la moindre paire de chaussettes valait cinquante euros et il portait ce genre de montre qu’il fallait avoir à quarante ans si on ne voulait pas avoir raté sa vie. Je regardais ma Swatch et mes tennis défranchies et en un instant, une flambée de jalousie et presque de honte me prit les tripes et je me vis tel que j’étais : un mec sans attrait avec une vie sans intérêt.

Nous avons ressassé les vieux souvenirs le temps de quelques cafés et nous sommes passés aux choses sérieuses. Serge n’avait pas décroché. Il m’avoua en chuchotant presque qu’il vivait très bien de trafics en tous genres. Il dealait de la came, un peu d’armes de temps à autre et il avait même une «officielle»: une pute qui lui refilait les trois quart de sa recette. Les amitiés carcérales sont solides. Chier et se branler dans la même cellule pendant un an, ça rend intime et il lui a fallu à peine une heure pour me dire qu’il préparait un super coup depuis plus d’un an, qu’il en avait marre de traficoter et que c’était carrément les millions de la Brink’s qu’il visait. Un plan sûr, de quoi se mettre à l’abri quelques années. Il lança l’invitation que j’attendais et dont j’avais besoin. Bien sûr que j’en étais.

Je ne voudrais pas décevoir quelques cœurs sensibles qui auraient pu s’imaginer que me ranger des voitures allait me combler. Je ne m’appesantirai pas sur les quelques scrupules qui m’ont traversé l’esprit et que j’ai balayé d’un revers de la main. Je venais de passer dix ans à vivoter, j’avais payé ma part de normalité et j’avais suffisamment demandé pardon à mes vieux. Il était temps de cesser les conneries et de passer à autre chose.

 

Avec Serge, on a peaufiné le coup pendant trois mois. Il avait tout préparé, embauché les « petites mains », réuni les armes nécessaires… Le jour J, nous étions neuf pour faire sauter les portes du camion de transport de fonds. Ni blessés, ni emmerdes. On est repartis avec deux millions d’euros.

J’allais avoir quarante ans et la fameuse crise qui allait avec. Après le coup de la Brink’s, j’ai démissionné sans explications et sans regrets. J’ai fait ma valise, refermé la porte de l’appartement familial sans me retourner et avec Serge on s’est mis au vert dans une petite ville portugaise. Il ne faut pas jouer avec le feu. J’ai le souvenir de mois festifs sans beaucoup dessoûler, de filles faciles pas toujours gratuites, de joints qui tournaient et de lignes de coke sniffées au billet de cent. Pathétique et jouissif.

Les médias ont parlé du braquage pendant un temps puis sont passés à autre chose. C’est ingrat la presse. Ça fait du fric sur le dos des gens et ça les oublie à la faveur d’une guerre ou d’une catastrophe naturelle. Ça nous allait bien l’ingratitude, on allait pouvoir penser au coup suivant.

Le préparer nous a pris plus d’un an. On visait plus haut à présent. On se sentait sûrs de nous, les couilles remplis de puissance et la tête vide de peur. Tout ce qu’on voulait, c’était partir avec le pognon, sans blessés et sans emmerdes. C’était notre credo.

 

Pour avoir un résumé bref et concis de ce qui s’est passé le vingt-et-un septembre de cette année-là, il suffit de lire la presse. A six heures du matin, on faisait sauter la porte de secours d’un centre de transport de fonds afin d’accéder aux coffres-forts. L’explosif était puissant, trop peut-être. L’employé qui était derrière la porte est mort sur le coup. On a pris le pognon. Les flics nous canardaient, on a répliqué et pris un passant en otage pour pouvoir partir et relâcher le type dès qu’on a pu. On a réussi à se tirer, tant bien que mal. Chacun de notre côté avec notre part. Un fiasco de huit millions d’euros avec un mort, des blessés et beaucoup d’emmerdes.

Serge s’est fait rattraper à Bruxelles trois semaines plus tard. Sa gueule était trop connue. Moi, je bénéficiais de l’anonymat dans lequel je m’étais enfoncé mais j’avais quelques millions dissimulés un peu partout qui me rendaient nerveux. J’ai bougé. Beaucoup. Pendant longtemps. Je suis resté seul. Tout le temps. Je me suis méfié de tous. J’ai été très prudent.

Ainsi passèrent sept ans sans que je le réalise vraiment. J’avais fait ce pour quoi je me sentais fait. J’avais vécu une bribe de la vie dont j’avais longtemps rêvé. Et j’étais en cavale. Seul.

Europol m’avait fiché parmi les quarante-cinq criminels les plus recherchés d’Europe.J’en ai retiré une certaine fierté pendant un temps, je me sentais fort et à l’abri. Je pensais souvent au mec qu’on avait buté et à la famille qu’il devait avoir. Ma conscience se réveillait dans ces moments-là et j’essayais de comprendre où on avait merdé pour en arriver là.

Presque toute la bande s’était fait arrêter et j’avais lu dans les journaux que j’avais été jugé par contumace et que j’avais pris vingt-cinq ans ferme. Sensation étrange que de savoir que des gens avait jugé de mon cas en mon absence. J’avais des sensations paradoxales d’importance et d’insignifiance, d’être un numéro parmi tant d’autres mais d’être un numéro important malgré tout.

 

J’ai passé de longues heures dans des chambres d’hôtels ou des meublés de location. J’ai changé de pays très régulièrement, de couleur de cheveux aussi. J’ai mis des lentilles pour modifier la couleur de mes yeux, du maquillage pour paraître plus vieux. J’ai brouillé les pistes et ça fonctionnait. Je me suis noyé dans la multitude des grandes villes et perdu dans les déserts ruraux. J’ai fait tout mon possible mais l’ennemi invisible qui m’a terrassé n’est pas celui auquel j’aurais pu m’attendre.

J’approchais doucement de la cinquantaine. Ces dernières décennies avaient fait de moi un homme que parfois, j’avais du mal à comprendre. Je ne suis pas certain que le commun des mortels se connaisse vraiment et après tout, quel en est l’intérêt si ce n’est économiser une thérapie de plusieurs années mais je ne savais plus ce pour quoi j’étais fait et ce constat me donnait parfois des angoisses dont je ne me serais pas senti capable auparavant. Fonder une famille n’avait jamais fait partie de mes projets, avoir une carrière professionnelle m’ennuyait, je n’avais aucune passion qui aurait pu occuper mes interminables journées. Je déambulais à travers les rues des villes que je traversais, occupé à observer les gens plus par méfiance que par simple curiosité. Je ne restais jamais plus de quelques mois au même endroit ce qui annihilait toute velléité de me faire des connaissances. Je ne prenais aucun plaisir à prendre soin de moi, ne faisait aucun sport et ne mangeais que quand j’avais faim. N’importe quoi et n’importe quand. Mon argent dormait à l’abri et j’osais à peine y toucher pour ne pas donner l’alerte au cas où il me viendrait à l’idée de vivre en flambeur. Les idées noires m’envahissaient de plus en plus souvent et je me surprenais à regarder avec envie certains ponts ou certains rails de chemin de fer, l’amorce d’une fin de mauvais roman de gare en tête.

Je ne me prenais pas pour un mec intéressant. Je me trouvais creux et sans charisme. La réalité était brutale: je n’avais aucune estime de ce que j’étais. Je ne réussissais pas à m’aimer alors comment réussir à aimer quelqu’un d’autre? Même mes parents n’avaient pas pu, ou pas su, m’inculquer cette faculté que tant de gens ont l’air d’user avec tant de facilité.

 

Je réalisais doucement qu’il allait m’être impossible de continuer à vivre de cette manière et que si je devais prendre une décision, j’allais devoir le faire très bientôt si je ne voulais pas qu’on la prenne à ma place.

Elle me prit presque par surprise un de ces sempiternels matins où je me réveillais la gueule en vrac après avoir trop trinqué avec mon ombre la veille au soir. Elle était là, comme une évidence. Elle prenait chair, elle avait même commencé à démêler les nœuds qui me nouaient depuis si longtemps.

C’est à l’ennui et la solitude que je dois ma délivrance.

Le lendemain, j’ai fait mes valises. J’ai pris le premier avion pour la France et je suis entré dans le premier commissariat de police que j’ai trouvé pour décliner mon identité.

Je revois les yeux ahuris des flics quand ils ont compris qui j’étais. Ils m’ont menotté mais était-ce vraiment nécessaire? Je me rendais, je leur disais même où chercher le pognon qui restait. Je ne cherchais que la paix et je devais en passer par là pour la trouver.

Ma reddition fait la une des journaux, on parle de moi dans la presse mais cela ne m’intéresse plus.

A présent j’ai un cadre, une vie organisée, je mange à heure fixe et la bouffe en prison est parfois meilleure que dans certaines gargotes insalubres du bout du monde. J’ai cessé de me poser toutes ces questions existentielles qui me violaient le cerveau, la méfiance a disparu et je suis moins torturé avec ma conscience. Faut dire que certains ont fait bien pire que moi ici. Je mourrai sûrement dans cette cellule, le corps enfermé mais l’esprit libre.

Et je ne me sens plus seul.

Nathalie 10/08/2018